Droit des marques – La marque « Fack Ju Göhte » n’est pas contraire aux bonnes mœurs

Type

Veille juridique

Date de publication

30 juin 2020

CJUE, 27 février 2020, C-240/18 P

Le 21 avril 2015, la société de production Constantin Film Produktion déposait une demande d’enregistrement de marque de l’Union européenne constituée du signe verbal « Fack Ju Göhte », couvrant une très large variété de produits. Le signe déposé, transcription phonétique en allemand des termes anglais « Fuck you Goethe », reprenait le titre d’un film sorti deux ans plus tôt en Allemagne et en Autriche et ayant fait l’objet de deux suites en raison de son succès commercial.

Le signe a été refusé par l’examinateur de l’EUIPO puis par la Chambre de recours, et enfin par le Tribunal de l’Union Européenne au visa de l’article 7 §1 sous f) du règlement 207/2009 qui interdit le dépôt d’un signe contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs.

Saisie par la déposante, la CJUE annule la décision du Tribunal ainsi que celle de la Chambre de recours et décide que le signe n’est pas contraire aux bonnes mœurs.

A titre liminaire, la Cour, à l’instar du Tribunal, ne procède à l’examen du signe litigieux qu’au regard de la contrariété aux bonnes mœurs, et non de l’ordre public.

La notion de bonnes mœurs n’est pas définie par les textes européens, ce qui amène la Cour à la définir comme l’ensemble des valeurs et normes morales fondamentales auxquelles la société adhère à un moment donné. Cette notion n’est ni universelle, ni figée, puisque la Cour précise que ces valeurs sont susceptibles d’évoluer au fil du temps et de varier dans l’espace et qu’elles doivent être déterminées en fonction du consensus social prévalant dans la société au moment de son évaluation.

La Cour délivre ensuite les standards d’appréciation de la contrariété aux bonnes mœurs, en commençant par préciser que le simple mauvais goût d’un signe ne peut suffire à lui seul à interdire la protection par le droit des marques. Le signe doit être perçu par le public pertinent, comme contraire aux bonnes mœurs telles qu’elles existent au moment de son examen.

La Cour insiste sur la nécessité de ne pas procéder à une analyse abstraite du signe mais au contraire, à une analyse in concreto, et de prendre en compte tous les éléments de contexte social concrets et actuels dans lequel la marque est susceptible d’être rencontrée. Doivent ainsi notamment être examinés les textes législatifs, les pratiques administratives, l’opinion publique ainsi, le cas échéant, la manière dont le public pertinent a réagi dans le passé à ce signe ou à des signes similaires.

En l’espèce, le signe « Fack Yu Göhte » est assimilé à l’expression « fuck you » qui est empreinte d’une connotation sexuelle et de vulgarité ou qui exprime simplement le sentiment de mépris ou de rejet d’une personne. Ce signe renferme donc une vulgarité intrinsèque que l’ajout du terme « Göhte » ne peut valablement atténuer.

Néanmoins, en relevant tout d’abord que le public pertinent est le public germanophone, principalement allemand et autrichien, la Cour indique que la transcription phonétique en langue allemande de l’expression anglaise la distingue de cette dernière. En effet, la susceptibilité du public dans sa langue maternelle est selon la cour plus importante que dans une langue étrangère. Ensuite, la Cour relève que le signe verbal reprend le titre d’un film dont l’accès au jeune public avait été autorisé et ayant connu un grand succès en salle. Si ce large succès commercial n’est pas en lui-même une preuve irréfutable de l’acceptation sociale de son titre, il en constitue à tout le moins un indice important dont le Tribunal avait refusé de tenir compte. La Cour relève enfin que l’exploitation commerciale du signe à travers le film du même nom n’avait suscité aucune polémique dans les pays considérés, preuve de son acceptation. De surcroît, il était rapporté que l’Institut Goethe, promouvant la connaissance de la langue allemande, utilisait le film à des fins pédagogiques.

Au vu de l’ensemble des éléments contextuels rapportés, la Cour de justice censure l’analyse abstraite adoptée par le Tribunal et conclut que la marque n’est pas contraire aux bonnes mœurs.

De manière presqu’incidente, la Cour de Justice aborde la question de la liberté d’expression en droit des marques. Doit-elle être prise en compte dans l’appréciation de la contrariété aux bonnes mœurs ? Alors que le requérant faisait valoir que le terme déposé devait être envisagé sur le ton de la plaisanterie, le Tribunal avait rejeté son argument en affirmant : « il est constant qu’il existe, dans le domaine de l’art, de la culture et de la littérature, un souci constant de préserver la liberté d’expression qui n’existe pas dans le domaine des marques. »

La Cour ne consacre à cette question qu’un unique paragraphe mais rappelle que la liberté d’expression doit être prise en compte lors de l’application des motifs absolus de refus, tel que l’atteinte aux bonnes mœurs. Cette nouvelle immixtion de la liberté d’expression en droit des marques est notable puisqu’elle est plus habituellement invoquée par celui qui est poursuivi en contrefaçon. Le déposant devra donc conserver en mémoire ce moyen en cas de remise en cause du signe déposé.

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